MES FRÉQUENTATIONS

Depuis deux semaines, je suis redevenu complet, c’est-à-dire antinomique. Je passe la moitié de mon temps dans la réalité et l’autre moitié dans mon imaginaire. Je poursuis, en compagnie de mes personnages, cette longue route sinueuse vers le dénouement de mon polar en chantier.

Comme je l’ai déjà expliqué dans un article précédent, je suis un fanatique du plan. Avant d’attaquer, rédactionnellement parlant, le premier chapitre d’un roman, j’ai préalablement, parfois des années durant, échafaudé une structure très précise et élaboré des fiches (un peu comme Zola le faisait pour ses livres naturalistes) sur chacun de mes personnages. Néanmoins – et cela fait partie du plaisir d’écriture -, ces personnages, en dépit du chemin que je leur avais tracé, se donnent des libertés, comme on dit. J’appelle ce phénomène «la perte de contrôle» ou «le dérapage».

En fait, il s’agit d’un processus fascinant, quasi schizoïde, qui fait en sorte qu’au fil de l’intrigue les personnages acquièrent une autonomie telle, qu’ils décident de s’affranchir du joug du créateur et d’aller là où leur nature intrinsèque les attire. Quand j’ai écrit LA BALADE DES TORDUS, j’ai dû gérer 10% ou 15% (pour vous donner un ordre de grandeur) de perte de contrôle par rapport au plan initial. Je parle de plan initial parce que, bien sûr, quand le phénomène d’affranchissement se produit, il faut (au nom de cette nouvelle logique narrative qui s’impose au créateur) accepter de jouer le jeu des personnages.

Du moins, dans une certaine mesure. Laisser aller, oui, mais sans mettre en péril le programme narratif qui permet de se rendre au point B. Autrement dit, tu laisses aller tes personnages tout en faisant en sorte, en modifiant ton plan, que tes délinquants reviennent tôt ou tard sur la voie pavée.

Pour ce qui est de mon roman en chantier, LA SOCIÉTÉ DES PÈRES MEURTRIERS, je dirais que le pourcentage de dérapage est d’environ 35%. Vraiment, mes personnages ne sont pas du tout reposants ! J’ai l’impression d’être dans les souliers du directeur d’un asile psychiatrique où les aliénés ne songeraient qu’à s’évader. Ou dans la peau du Docteur Frankenstein… L’une ou l’autre des analogies est appropriée puisque, encore une fois, tous mes personnages souffrent (jouissent, devrais-je dire) de psychoses ou de névroses. Il s’agit de monstres sur le point d’exploser. Même mon narrateur (à ne pas confondre avec l’auteur, s.v.p., merci!), qui est un être – omniscient, certes – à part entière, me procure des sensations fortes. J’ai créé, non pas un narrateur-Dieu, mais bien un narrateur-Diable, lequel se délecte de la perversion de mes personnages ; il semble les encourager dans leurs turpitudes…

Dans mon monde imaginaire, j’ai des fréquentations inquiétantes que je me dois de suivre comme un pisteur, afin de les ramener dans le droit chemin. Quand j’ouvre mon portable, je me dis toujours : «Bon, eh bien, quels mauvais coups m’ont-ils préparés ce matin?»

Michel