La chronique du Profanateur – Chronique 15


NDLR : La version originale de cette Chronique du Profanateur, destinée au journal DÉSESPOIR!, a été écrite en 1994. Elle est toutefois restée inédite jusqu’à aujourd’hui.

PSYCHANALYSE DU CULTURISTE

Avant-propos

Avant d’aborder mon sujet, permettez-moi de me situer pour que vous soyez en mesure de comprendre pourquoi je suis aussi cinglant. Je l’affirme haut et fort -et cela s’inscrit dans ma thérapie introspective : je suis cinglé. Voilà, c’est dit. En plus de libérer mon inconscient du joug de mon surmoi, cet aveu me rend du coup intéressant. Je pourrais désormais écrire de l’autofiction et gagner l’affection d’un nouveau lectorat. Oui, je suis libre de tout dire car je suis suivi de près par mon psy, ma sexologue, mon réflexothérapeute et quelques autres huissiers de l’âme. De tellement près, qu’au moment d’écrire ces lignes, ils sont tous cachés derrière mon divan et épient mes moindres gestes.

La vérité, c’est que, nous, les détraqués, sommes au-dessus des autres. Et parfois même au-dessus des lois. Prenez cette Américaine, par exemple, qui, il y a de cela quelques années, a littéralement équeuté son mari infidèle lors d’une fellation mordante. L’émasculatrice a plaidé la folie passagère et le tribunal l’a acquittée. En échange de quoi, bien entendu, on lui a fait restituer la pièce à conviction.

En ce qui me concerne, je suis un fou furieux fiché. Je bénéficie donc de l’immunité pathologique totale. Bref, ce long préambule vise à avertir les culturistes (voir plus loin), qui auraient la tentation soudaine de me casser la gueule, que je suis la propriété du ministère de la Santé et par conséquent intouchable. Qui aurait idée, de toute façon, d’agresser un malade mental, hein? Ce ne serait pas très viril comme homicide, non? Je voulais tout simplement prendre mes précautions au cas où il existerait un culturiste qui ne soit pas complètement analphabète et susceptible de comprendre les grandes lignes de cette chronique.


* * *

Bon, venons-en au vif du sujet : je veux parler de quelqu’un qui m’agace, tellement il est superficiel. Et de tous ceux qui lui ressemblent. Il s’agit de mon cousin. Et, par la présente, j’analyse le type de telle manière que vous puissiez en identifier un du même genre dans votre entourage.

La première caractéristique de sa superficialité est imputable à son père (c’est héréditaire, semble-t-il, cette tare, comme la calvitie; toutefois, la calvitie de mon cousin est davantage causée par les stéroïdes que par les gènes déficients de son paternel) qui a affublé son pauvre fils d’un affreux nom anglais : Steve! Non mais! Il faut être foutument colonisé, après un lignage francophone long de trois siècles, pour aller dénaturer un arbre généalogique avec une feuille parasite. C’est comme si on greffait un nénuphar à une branche de pommier… Bref, l’existence de mon cousin commençait bien mal.

Autre caractéristique de sa superficialité : ce besoin de s’afficher. À défaut d’avoir les fonds nécessaires pour s’offrir une vraie voiture sport, mon cousin s’est acheté une Honda Civic d’occasion. Qu’il a «tuné» (de tuning) afin de pouvoir flasher malgré tout. Le con préfère, à trente ans passés, rester chez ses vieux parents pour pouvoir se payer les artifices qui maquillent sa caisse : carénages, suspension abaissée, jantes, etc. Et pour être certain qu’on remarque son investissement, Steve a constellé sa carrosserie de «stickers» : il voulait que tout le monde sache que son auto possède 16 soupapes, qu’elle est chaussée avec des Zeffirelli (ou quelque chose du genre : des pneus italiens, en tout cas), et qu’elle est propulsée («powered») par Honda : la révélation! C’est comme si j’écrivais sur ma vieille Néon «essuie-glace intermittents, cendrier 4 pouces cube» en grosses lettres fluo. Évidemment, il a fallu que mon cousin s’achète une plaque décorative sur laquelle on peut lire «U.S.A. number one», et qu’il a fixée sur le pare-chocs avant de sa voiture japonaise. Il va sans dire : Steve n’a jamais été très fort en géographie.

Autre trait prépondérant de la superficialité de mon cousin : il est devenu un culturiste. Du jour au lendemain. En moins d’un an, les substances aidant, le Zorino (voir «Tintin et le Temple du soleil») s’est métamorphosé en gouverneur de la Californie. Du moins, en pseudo-Arnold. Je dis «pseudo» parce que Steve, loin d’être un sportif, a travaillé en volume, comme on dit dans le milieu, et n’a développé que ce qui est apparent. En fait, c’est pour impressionner les petites catins blondes des clubs de nuit qu’il s’est transformé en «bubbleman». Mon cousin n’a travaillé que son torse et ses biceps, de sorte qu’il ressemble, avec ses jambes de ballerine, à un gnou épilé. Comme il est très fier d’être ainsi atrophié, il ne porte depuis que des vêtements moulants (sous-vêtements, devrais-je dire) d’entraînement, même pour sortir dans les discothèques, où il pose en buvant ses boissons énergisantes. En tout cas, comme le révèle son caleçon aux couleurs du drapeau américain (pour matcher avec sa plaque de voiture, je suppose), il ne risque pas de se faire équeuter, lui. Il y a un prix à payer lorsqu’on consomme des stéroïdes : le membre viril devient inversement proportionnel aux autres membres supérieurs.

Mais peut-être suis-je injuste envers ce cousin. Il faut savoir qu’il a eu une enfance malheureuse. Battu par sa sœur aînée, abusé par son hamster, et ridiculisé par ses camarades de classe de l’école secondaire, lesquels l’appelaient familièrement «Stuco» tellement il avait la face ravagée par l’acné juvénile, certes, Steve a ses raisons de vouloir prendre de la place. Alors, la prochaine fois que vous vous ferez bousculer par un gros quartier de viande dans un bar, ne cédez pas à la colère. En pensant à l’enfance humiliée de ce mutant, adoptez une attitude empreinte de psychologie et dites-lui doucement : «Calme-toi les nerfs, mon gros tabarnac, la société ne te veut plus de mal». Et au cas où le type ne comprendrait pas votre sollicitude, prenez soin de repérer préalablement la sortie la plus proche.

Michel