La chronique du Profanateur – Chronique 10

NDLR : Cette chronique du Profanateur a initialement été publiée dans le journal LE REVENANT, en décembre 1995.


Les souvenirs du Profanateur :
LE PÈRE NOËL, DIEU ET MOI

Il y a une dizaine d’années, vers la fin du mois de novembre, ma sœur m’appela un beau matin pour me demander d’emmener sa fille (ma filleule) au centre commercial afin d’y rencontrer le Père Noël. Mon ex-beau-frère (ma sœur Jacinthe et lui venaient tout juste de se séparer) devait en principe s’acquitter de cette tâche toute paternelle, mais le lascar avait décidé de prolonger son voyage de chasse au caribou jusqu’aux limites …du Costa Rica.

Or, en bon parrain, je suis donc allé quérir ma filleule chez ma sœur. Cette dernière en profita pour me faire monter un meuble IKEA, me faire déplacer son frigidaire, ramasser ses feuilles dans la cour et protéger ses arbustes en prévision de l’hiver. De sorte que sa fille et moi sommes arrivés au centre commercial en pleine cohue du samedi après-midi. Le parking, bien entendu, était plein à craquer. Impatient mais débrouillard, je stationnai ma Chevette dans le garage de la maison modèle en démonstration près de l’entrée du centre. Et, sans attendre, nous pénétrâmes dans le mail.

À l’intérieur, c’était tumultueux comme dans la Bande de Gaza. Nous avons réussi à nous frayer un chemin jusqu’au «Château du Père Noël» en ouvrant la foule (au sens figuré seulement!) avec une souffleuse à neige subtilisée à l’entrée d’une quincaillerie.

Sous un enchevêtrement d’arcs en «styrofoam», le Pape du Marketing, enfoncé dans son trône, faisait face à une interminable file de morveux. J’ai attendu là plus d’une heure avec ma filleule, que son tour vienne, condamné à écouter des cantiques de Noël chantés par Céline Dion (d’ailleurs, nos soldats canadiens basés en Afghanistan torturent bel et bien leurs prisonniers talibans, en leur faisant écouter, justement, les grands succès de notre diva nationale) que crachaient des haut-parleurs placés un peu partout.

Quand notre moment fut enfin arrivé, quelle ne fut pas ma surprise d’entendre le vieux barbu s’adresser à moi, comme si j’avais trinqué avec lui au Pôle Nord :

- Saint-Crèche! C’est dur de croire que t’as réussi à faire une si belle petite fille. En tout cas, elle te ressemble pas!

- Excusez-moi, Votre Éminence, vous devez certainement me confondre avec un de vos lutins, lui ai-je aussitôt répondu pour dissiper toute méprise.

- Mais non, le tata, tu me reconnais pas, on dirait. Je suis pas le vrai Père Noël : Regarde!

L’homme a arraché sa barbe sous le regard stupéfié des jeunes enfants qui attendaient derrière nous. Ma filleule, elle, tout aussi bouleversée, me tirait par le bras pour que nous partions illico.

- Pis? Tu me reconnais, vieux?

Je me retrouvais soudain en présence de Gaétan Lemieux, un ami d’enfance, avec qui j’avais étudié à l’école secondaire de mon quartier. Et qui éprouvait un malin plaisir, à l’époque, à rire de mes performances au gymnase, lui qui était le chouchou du prof d’éducation physique parce qu’il faisait partie, notamment, de l’équipe de football. Un «frappé» qui, dès l’adolescence, jouissait d’un corps de culturiste, et qui excellait dans toutes les disciplines …sportives.

- On peut dire que t’as réussi dans la vie, mon Gaétan, lui lançai-je, sardonique. Je gage que ta compagnie fournit l’uniforme en plus!

- Non, non, je fais pas ça pour gagner ma vie. C’est juste du bénévolat dans le cadre des activités des Lions, notre club social. Pas mal, mon costume, hein?

- C’est tout un rembourrage d’obèse morbide que t’as là dans ton pantalon, dis-je, en désignant à ma filleule la grosse bedaine de l’usurpateur.

Lemieux perdit sa bonhomie :

- Écoute, le nerd, t’es capable de comprendre qu’à 35 ans, on n’est pas top shape comme dans le temps, a-t-il rétorqué sèchement. Je suis pas tout seul : Pierre aussi a ramolli…

À ces paroles, la Fée des étoiles, jusque là immobile comme une statue près du trône, se manifesta :

- Tu peux ben manger de la marde, mon gros tabarnac! fit-elle d’une voix virile. J’ai pas pris une livre depuis la fin de l’école secondaire!

Je reconnus alors, sous un épais maquillage de pute, Pierre Valois, un autre camarade de mon quartier de jeunesse qui, à l’époque, appartenait lui aussi au groupe des sportifs. Ainsi travesti, il ressemblait plutôt à la Fée des …gueulasses.

Derrière lui, un autre personnage s’agita. Je reconnaissais du coup, en dépit des bois qui ornaient sa tête, le troisième membre du trio des inséparables, Bruno Tardif, déguisé pour les circonstances en renne de gouttière. L’animal, visiblement de mauvais poil, apostropha ses amis, l’haleine chargée d’alcool :

- Ma gagne de calvaires! Vous m’avez embarqué dans cette affaire-là. Fait que, au moins, reprenez votre rôle et arrêtez de faire peur aux enfants, si vous voulez pas que je raconte ça au chef de la Loge!

Tardif, pour conclure, c’était celui qui semblait le plus crédible. Le nez rouge, chez lui, c’était un aspect authentique de sa physionomie…

De retour à la maison de ma soeur, ma filleule, dépitée, déclara à sa mère qu’elle ne croyait plus au Père Noël.

- C’est comme ça dans la vie, Sophie, enseignai-je à ma filleule avant de les quitter, vieillir, c’est arrêter de croire. On arrête de croire au Père Noël puis, plus tard, c’est en Dieu qu’on en vient à plus croire.

Ma sœur, en m’accompagnant jusqu’à mon véhicule, me fit des yeux méchants. Elle n’avait semble-t-il pas apprécié que je heurte la foi naïve de sa bambine.

En m’engageant sur l’autoroute, mon regard fut soudain capté par un point lumineux dans le ciel. Je crus d’abord qu’il s’agissait de la lune. Mais en y regardant bien, je distinguai un iris coincé dans un triangle. Un ovni? Non! Il s’agissait bel et bien d’un œil. De l’œil de Dieu qui me regardait depuis son Royaume. Et comme si ce n’était déjà pas assez, pendant une infime fraction de seconde, une ombre en forme de traîneau scandinave tiré par des cervidés de la race des wapitis se profila à la vitesse de l’éclair devant le regard divin qui me scrutait!

Dès lors, je me remis à croire aux rennes volants.



Michel