La chronique du Profanateur - Chronique 08


NDLR : Cette chronique du Profanateur a initialement été publiée dans le journal LE REVENANT, en septembre 1995.

Les souvenirs du Profanateur :
LE VERT À L’ENVERS

Jeudi passé, en me rendant à mon club vidéo pour y louer un film de répertoire, je suis arrivé nez à nez avec un ancien camarade avec qui j’avais étudié au collège, Pierre-Yves Fleuri, que je n’avais pas revu depuis une bonne vingtaine d’années.

Fleuri, à l’époque de nos études en Sciences humaines, était un écologiste de la première heure. Celui qui, dans la classe, dénonçait (avant les campagnes de sensibilisation en ce sens) l’utilisation du papier hygiénique de couleur ou les emballages de Big Mac en «styrofoam», pour prendre deux exemples scatologiques. Dans nos cours de philo, il aiguillait toujours les débats vers l’environnementalisme pour essayer de nous vendre ses foutues cartes de GreenPeace. À vrai dire, j’ai vraiment été étonné de surprendre ce collègue devant le présentoir des films pornos plutôt que dans la section des documentaires de la National Geographic Society.

Son look était différent d’ailleurs. Plus de sandales ni de chemise en chanvre constellée de macarons propagandistes. Plus de barbe, pas de longs cheveux gras (à l’époque, les shampoings biodégradables n’existaient pas encore) non plus. Rasé de près et impeccablement coiffé, Fleuri portait un chic complet de marque et s’accompagnait maintenant d’un Black Berry.

Sa poignée de main restait franche en dépit du changement qui s’était effectué chez lui au cours de toutes ces années. Heureux de me revoir, il m’a invité à aller prendre un verre à sa nouvelle résidence pour y visionner le grand succès XXX «Avale et dis-moi ton nom». J’ai laissé de côté mon Bergman et j’ai pris place dans la BMW de mon ancien collègue.

- Je suis resté dans les produits allemands, m’a-t-il aussitôt lancé, comme pour justifier le faste de son véhicule.

Allemand, peut-être …mais on était bien loin du charme lyrique de sa coccinelle psychédélique de l’époque de nos études. La balade fut brève. Fleuri, tout comme moi, demeurait à deux coins de rues du club vidéo. Ironique, tout de même! Fleuri, celui qui organisait naguère de longues marches pour la sauvegarde du cachalot arménien, ne se déplaçait maintenant qu’en berline de l’année.

La suite fut encore plus renversante. Quelle surprise de voir son gros bungalow au revêtement en aluminium, son garage double à portes télécommandées, ce parterre presque entièrement recouvert de ciment. Comment diable un pur de la trempe de Fleuri avait-il pu se laisser corrompre par le matérialisme grégaire ?

Je l’ai suivi dans sa maison. À l’intérieur, aucun vestige de ses anciennes convictions. Des armoires en mélamine, des meubles en matière synthétique; du moderne partout, quoi! Pas la moindre trace de «granolisme» dans cet univers froid et aseptisé.

Fleuri m’a offert une consommation et m’a invité à prendre place dans un divan en gros plastique fluo. Au moment où il allait enfoncer le disque DVD dans son lecteur, il a arrêté son geste et s’est écrié :

- Le chien! Excuse-moi un instant : j’ai oublié de faire rentrer le chien.

Le chien. Le mot était bien noble pour décrire ce mutant dénaturé qui fit bientôt irruption dans le salon. Qui aurait pu croire que ce coussin hirsute à quatre pattes avait eu comme lointain ancêtre un loup sauvage et prédateur? Castré, dégriffé, édenté, les cordes vocales ligaturées, le toutou minuscule aurait pu se prendre dans une toile d’araignée!

- Josée avait peur qu’il blesse les enfants du voisin. Il s’appelle Électron.

- Électron! m’exclamai-je. C’est un drôle de nom pour un chien, non?

- C’est une idée de Josée, ma femme. Elle travaille comme ingénieure à la centrale nucléaire de Gentilly… répondit mon ex-collègue, non sans embarras.

- Hum, ça me fait penser, me remémorai-je soudain. Sais-tu qui j’ai revue le mois passé, au supermarché? Josée Poudrette… Tu sais, l’espèce de grande catin maquillée jusqu’aux oreilles qu’on avait dans notre cours de français; celle qui passait son temps à lire des revues de mode. Elle n’a pas changé du tout : toujours aussi vide et superficielle. Je…

Fleuri me regardait d’un air hargneux. De toute évidence, je venais de le froisser. En remarquant quelques portraits placés dans une étagère, je compris subito ma maladresse et la raison de la métamorphose de Pierre-Yves Fleuri.

Cupidon avait tiré une flèche empoisonnée dans le cul de l’écologiste.



Michel