Les 3 écrivains en cargo

Je dédie cette chronique à la mémoire des tous ces grands explorateurs qui ont marqué l’histoire de l’humanité. M.C.



Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Qu’est devenu mon cœur, navire déserté?
Hélas! Il a sombré dans l’abîme du Rêve!
-Émile Nelligan

Préambule
Voici enfin le récit de mon voyage en cargo le long de la Basse-Côte-Nord. Le titre de ce reportage, comme d’habitude, est imposé par les rigueurs de notre marketing blogosphérique exigeant l’emploi de ce foutu chiffre 3.

En fait, dans le périple en question, j’étais le seul représentant du trio trifluvien, les deux autres étant occupés à écrire des niaiseries sur Pointe-du-Lac. Je précise toutefois que mon merveilleux compagnon de voyage était aussi un écrivain : Jean-Pierre April, auteur du roman mythomorbide LES ENSAUVAGÉS. Ce qui, statistiquement parlant, m’amène à dire que ledit titre est fallacieux selon des proportions de 33%.

Bon, j’attaque sans plus tarder mon sujet, «l’Aventure Sauvage» (sous-titre pour plaire à mon lectorat de France), avant de m’égarer dans les méandres de la digression. Et pour donner une noblesse homérique à ce récit, j’entends utiliser le passé simple.


Chapitre I : une nouvelle vie

Le mardi 26 juin de l’an de grâce 2007, April et moi nous embarquâmes à bord du NORDIK EXPRESS, conscients que nous ne reverrions peut-être plus jamais nos parents et amis, nos éditeurs et dépanneurs, l’âme téméraire certes, mais le cul serré. Nous quittâmes la civilisation (dans la mesure où Rimouski appartient à la civilisation) aux petites heures de l’après-midi, stoïques à l’avant du pont supérieur puisque nous fuyions déjà l’exiguïté de notre cabine sans hublots, laquelle aurait pu rendre une taupe claustrophobe.

Que voulez-vous, chers lecteurs, l’aventure, c’est l’aventure, et vice-versa, et nous avions accepté de laisser sur la terre ferme les douceurs de la vie domestique et stérilisante. Seul confort à bord : une salle à manger offrant, au dîner comme au souper, des mets cinq étoiles (fruits de mer, filet mignon, pâtisseries françaises et vins fins). Après le capitaine, le seul maître à bord était le grand chef des cuisines.

Notre mission : observer dans ces conditions éprouvantes l’approvisionnement de contrées presque inexplorées et, au mépris du danger, étudier les us et coutumes des indigènes de la fin du monde.

Et d’ailleurs, que faire d’autre? En effet, nous nous apercevîmes –ou aperçumes?- assez tôt, à cause du tangage, que la table de billard était inutilisable. Quant à l’absorption de bière, elle fut, à cause du roulis, un éclaboussant apprentissage. Heureusement, April et moi nous sentîmes soulagés lorsque nous réalisâmes que nous avions le gosier marin, comme on dit.


Chapitre II : Sept-Îles mais un seul bar d’ouvert

Après avoir vogué une journée durant, en slalom continuel pour éviter de denses bancs de rorquals (ça veut dire «baleines» en hébreu) et de phoques (ça veut dire «doigt d’honneur» en anglais), qui nous saluèrent de leurs geysers pompeux, nous accostâmes en pleine nuit à notre premier port d’arrêt : Sept-Îles, une ville-fantôme le mardi soir, et probablement les autres soirs aussi, où nous trouvâmes, quelques minutes avant sa fermeture, une Cage aux sports située au seul coin de rue du centre-ville, et qui étancha in extremis notre soif saline. Peu s’en fallusse que nous nous déhydratatissions ce 26 juin funeste-là!

Chapitre III : L’Île d’Anticosti, c’est grand en titi

Deuxième escale, le lendemain, en après-midi, par un vent décoiffant (Je ne parle pas ici de Jean-Pierre April, vous l’aviez compris). L’Île d’Anticosti : 17 fois l’Île de Montréal, et pas de problème de fusion ou de défusions puisqu’elle ne compte que 270 âmes, dans la mesure où on peut conserver son âme en vivant en cet endroit désolé. Occupation des indigènes : l’élevage des arbres et l’abattage des chevreuils (dont la population est de 166 000 têtes, pour moins d’une centaine de calendres de 4X4 disponibles pour les trophées de chasse).

Nous marchâmes jusqu’au début du quai (un kilomètre de long, tout de même!) où nous trouvâmes, parmi les quelques habitations du bled, un commerce acceptant le troc ou la Visa, ce qui me permit d’acheter une pipe à utilisation restreinte sculptée dans les bois de l’animal ci-haut mentionné, cadeau à l’intention de mon ami d’enfance Marc resté aux Trois-Rivières pour s’occuper gentiment de ma petite chatte Anaïs Mine, féline chérie dont le souvenir me remplit de larmes les yeux.

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé!
-Alphonse de Lamartine

Chapitre IV : L’Illumination de Havre Saint-Pierre

En soirée, les îles Mingan s’écartèrent sur notre passage et notre cargo s’engouffra dans des entrelacs d’enchevêtrements de dédales labyrinthiques : c’est pas des blagues, même Ulysse aurait eu la chienne en ces circonstances! Paysages tourmentés composés de rocs polis et de balbuzards malpolis qui, en essaims, plongeaient depuis les falaises pour fendre de leur museau crochu les eaux, en quête, tels des Narcisses ailés, de leur propre image, ou de petits poissons, pour les plus pragmatiques parmi eux.

Le lecteur perspicace aura compris que ce fut à partir de ce moment-là que nous décidâmes, bien cachés dans les casiers destinés aux chiens et dont nous imitions habilement les aboiements pour passer inaperçus, question de nous dérober aux regards des vigiles, que nous décidâmes dis-je, de vérifier la bonne fluidité inhalatrice de la pipe achetée plus tôt.

De retour à l’avant du pont supérieur, le coucher de soleil fut inoubliable. Et que dire cet autre phénomène météorologique auquel nous assistâmes, ébaubis, à la nuit tombée, alors que nous arrivassions à Havre Saint-Pierre?

La lune était pleine, auréolée d’un grand arche et entre les piliers duquel se déroulait jusqu’à nous un scintillant tapis de lumière. À ce moment précis se produisit le miracle. L’astre lunaire prit les traits d’une divinité que je crus reconnaître, pour y avoir cru naguère ou jadis. «Bon Dieu, m’exclamai-je, reconverti, et dire que, jusqu’à aujourd’hui, je ne Vous croyais plus, alléluia amen!». «Imbécile! répondit la vision, je ne suis pas Dieu, mais juste Saint-Pierre, d’où l’appellation Havre Saint-Pierre, si tu es encore capable de comprendre ça».

Ce moment magique changea ma vie et celle de mon compagnon d’aventure, témoin également de la scène insolite. Dès lors, nous ne crûmes pas davantage en Dieu, mais en Saint-Pierre, si.


Chapitre V : Natashquan ou le début du No man’s land



Comme l’évoque le titre de ce chapitre, Natashquan, qui signifie en amérindien «le village du chantre qui n’a pas de voix», est l’endroit où la route terrestre prenait fin. Donc, peu d’Occidentaux ont pu, à ce jour, voir ce que nous vîmes.

Durant la nuit qui suivit, ce ne fut pas Gilles Vigneault qui s’embarqua à notre bord, mais bien une centaine d’autochtones, des guerriers montagnais, profitant de la navette pour se rendre jusqu’à Tête-à-la-Baleine, une escale subséquente où les attendait un Conseil de bandes.

Nous pûmes alors mesurer tout le drame de l’acculturation dont étaient victimes ces représentants des premières nations. À l’aube, lorsque la cantine de bord ouvrit, ils s’y précipitèrent tous et ils engloutirent des kilos de poutine. Un des leurs, obèse comme un lutteur sumo, avait des harpons plantés dans le dos, conséquence, nous expliqua-t-il, d’une récente baignade dans une lagune prisée par les baleiniers japonais.

Et les Blancs de l’endroit n’avaient pas meilleure mine. Privés de soins médicaux en ces lieux reculés, leur espérance de vie ne dépassait pas la quarantaine. Un coureur des bois anglophone que nous hébergeâmes dans notre cabine cette même nuit-là, nous confia que certaines maladies, banales par chez nous, pouvaient devenir mortelles dans son camp. Ému, le jeune vieillard nous raconta avoir perdu deux de ses ados, emportés hélas par l’acné juvénile.

Ébranlés par ce terrifiant témoignage, April et moi dûmes relire un chapitre de nos romans respectifs pour trouver le sommeil.


Chapitre VI : Boom à Harrington Harbour

Escale du jour suivant, Harrington Harbour, là où on a tourné les scènes extérieures du film québécois LA GRANDE SÉDUCTION. Particularité de l’île : que du roc. Si bien que les eaux usées circulaient dans des pipelines serpentant entre les maisons, fort coquettes du reste.

Le principal attrait de la place, nous l’entendîmes dès notre arrivée, était les enterrements, ce que nous crûmes erronément, en ce premier juillet, être les festivités de la fête nationale des Canadiens-Anglais. En fait, on mettait en roc, cet après-midi-là, le doyen du village. Et l’expression feu Sir Smith prit tout son sens lorsque les fossoyeurs dynamitèrent son lot pour inhumer sa dépouille.

En soirée, à bord du NORDIK EXPRESS, pharaonique repas appelé «Assiette du pécheur», évoquant certainement l’un des sept péchés capitaux ou plaies d’Égypte, et composé de pattes de crabes des neiges, de queues de homards, de pétoncles, de moules et autres créatures abyssales. Le tout copieusement arrosé de Brouilly, à défaut de Cuvée des Patriotes.

À l’occasion de la Fête du Canada, le capitaine, un anglophone, avait quitté ses quartiers et s’était attablé à notre table, pour ne pas dire qu’il avait assiégé notre siège, prétexte inavoué pour se faire photographier avec nous, ses auteurs de prédilection. Nous fûmes étonnés de l’adresse avec laquelle il décortiqua son homard à l’aide de son crochet.

Après le repas, l’énergique homme, grâce à sa jambe de bois franc, rythma les danses traditionnelles. Quelle Fête du Canada! Et quelle conversion chez April et Châteauneuf! Après avoir presque recouvré notre foi en Dieu à l’occasion de l’Illumination de Havre Saint-Pierre, voilà qu’à Harrington Harbour nous recouvrions quasiment notre foi en le fédéralisme canadien, tout ivres que nous étions.

Chapitre VII : Mal de Tête-à-la-Baleine


Le lendemain fut difficile. Après une telle cuite, outre la gueule de bois, plus humiliant encore fut de nous rappeler, honteux, que nous avions fêté la Fête du Canada. Pour expier notre faute, nous nous autoflagellâmes avec une ceinture fléchée peu avant notre sortie sur le sol rocailleux de Tête-à-la-Baleine. Un bout de terre stérile où ne poussaient qu’un bouquet de conifères rabougris.

Nous rencontrâmes d’abord le fou du village. En tout cas, il passait pour tel étant donné qu’il était le seul citoyen de la place à ne pas être pêcheur. Il nous expliqua qu’il vivait un ostracisme parce qu’il avait embrassé, dès son plus jeune âge, le métier de trappeur, et ce, en dépit du fait que son boisée ne comptait qu’une dizaine d’arbres rachitiques. Tout fier, le vieillard précisa que son magnifique manteau de peaux de mulots avait nécessité vingt-cinq années de trappage intensif.

En fait, nous comprîmes assez tôt que tous les habitants de la place étaient des fous du village. Un problème de consanguinité. C’était comme sur l’île du Docteur Moreau! Les actes contre-nature allaient même au-delà de l’inceste. Quand nous croisâmes des enfants portant des bois de chevreuils, nous convinrent qu’il était plus prudent de retourner au bateau…


Épilogue : La cerise sur le sundae

Après 1200 kilomètres de navigation, nous terminâmes le voyage en beauté, emmitouflés dans nos manteaux d’hiver, voguant sur l’Atlantique. La cerise, ce soleil couchant d’un rouge marasquin. Le sundae, cet iceberg immense, gros comme un building, et sur lequel se couchait la cerise.

Cette image m’émut jusqu’aux larmes. Je pensai aux kilos de glace concassée que ce géant aurait pu produire. De quoi refroidir tous les gins toniques que je prendrais au bar LE TEMPLE, à mon retour. À l’approche de Blanc-Sablon, limite est du Québec connu séparant mon pays du Labrador, oui, je pensais à Trois-Rivières.


FIN

-Michel Châteauneuf.

Remerciements : l’auteur désire d’abord remercier l’écrivain Jean-Pierre April, un complice courageux, avec qui j’ai précédemment vécu bon nombre de sensations fortes, autant à Cuba qu’à Saint-Fortunat, théâtres d’aventures que je narrerai à l’occasion de récits futurs. Merci aussi à l’équipage du NORDIK EXPRESS, spécialement affrété pour notre expédition à l’extrémité de la planète. Mes salutations également aux différentes peuplades côtoyées durant ce périple d’une semaine, lesquelles nous ont permis d’élargir nos horizons, de comprendre un peu plus le monde, de donner, somme toute, un sens à notre vie, si brève à l’échelle cosmique, mais combien enrichissante quand nous nous donnons la peine de la vivre à plein. Mes hommages, bien sûr, à ma maman Thérèse, sans qui ce reportage n’aurait pu voir le jour. Enfin, je remercie ma petite chatte Anaïs Mine qui, grâce à la douceur de son pelage, me permet de surmonter, bon an mal an, le spleen inhérent au statut d’écrivain.