La chronique du Profanateur - Chronique 03


NDLR: Cette chronique du Profanateur a été initialement publiée dans la revue Désespoir!, en mars 1994. Le personnage narrateur relate les circonstances entourant la perte de sa raison.

LE JOUR OÙ J'AI CRAQUÉ

La veille avait été le pire jour de ma vie. Ma copine (et coloc) m'avait quitté pour aller vivre avec un jeune organisateur du Parti libéral du Québec, le parti m'ayant davantage ébranlé que le largage en soi. Mais, pire encore, j'avais dû, cette même journée-là, passer une heure au téléphone avec un fonctionnaire fédéral pour qu'il m'explique pourquoi mes prestations d'assurance-chômage tardaient à m'être versées. Question, une fois de plus, à laquelle il n'avait pu répondre: «Monsieur, laissez le processus suivre son cours». C'est cet atermoiement kafkaïen qui m'a fait craquer, en définitive. En soirée, j'avais décidé que, le lendemain matin, j'irais dévaliser ma caisse populaire, institution bancaire qui m'avait fait l'affront de me refuser un prêt de quelques centaines de dollars, emprunt destiné à faire faire des réparations à ma Chevette 1982.

Au matin du jour J, je déjeunai copieusement, comme si c'était le dernier repas de ma vie (un Kraft dinner arrosé d'une bière Fin du Monde) puis je rédigeai instinctivement une lettre d'adieu, lettre que je jetai à la corbeille quand je réalisai en la signant que je n'avais personne à qui la destiner. J'allai à mon locker y chercher une arme. Comme ma carabine à plomb était encore enrayée depuis ce fameux jour où je m'étais enfoncé dans un fossé boueux lors d'un safari d'enfance contre les rats extraterrestres de la décharge municipale (oui, même très jeune, je portais déjà en moi les germes du dérèglement), je me résolus donc à utiliser un fusil à mastic. Recouvert d'aluminium, l'objet ressemblerait certainement à un Uzi modifié à la K.G.B., pensai-je.

Je cachai l'arme dans la poche intérieure de mon manteau long, tel un Lee Harvey Oswald voulant assassiner Jean-Paul II, et montai dans ma Chevette. Celle-ci devait me lâcher deux coins de rues plus loin, ce qui m'obligea à faire le reste du trajet à pied. Heureusement, j'arrivai sans trop de retard dans mon programme, quelques minutes avant l'ouverture de la caisse populaire, soit vers 9 heures 45.

Je fus surpris d'ailleurs de constater que le portique vitré de l'institution était déjà occupé par une vingtaine de personnes. Tous des «p'tits vieux», crachant, rotant, et pétant, visiblement pressés d'aller déposer leur chèque de pension de vieillesse (si vous me permettez une parenthèse, je me suis toujours demandé pourquoi les «p'tits vieux» se levaient si tôt le matin puisqu'ils ont toute leur foutue journée de retraités pour passer à la banque).

En fait, j'arrivais au cœur d'une querelle. Les vieillards se disputaient, se bousculaient même, pour savoir qui parmi eux franchirait le premier le seuil de la porte lorsque la préposée à la sécurité viendrait ouvrir. Quand ils en sont arrivés aux poings, le plus modéré du groupe suggéra un concours pour déterminer le rang. On décréta donc que le plus malade des «p'tits vieux» serait placé en début de file, que le deuxième plus amoindri occuperait la deuxième place. Et ainsi de suite. J'eus droit au récit des pathologies de vingt souffrants qui, soit dit en passant, furent tous très touchants.

Après quelques délibérations, l'incontinent remporta la palme de la première place, suivi en deuxième du porteur du scorbut, la troisième étant une dame atteinte de cataractes nasales. Puisque je ne souffrais que d'un léger malaise mental, je fus rétrogradé en fin de queue, derrière le prêtre sénile, juste devant deux madames en apparente santé. Celles-ci, de toute façon, n'allaient pas à la banque pour effectuer des transactions. L'une d'elle, comme elle me l'expliqua, était «une artiste sur le tard» qui exposait à l'intérieur ses premières toiles. L'autre, une emmerdeuse, vendait des barres de chocolat au profit d'un organisme dédié à la cause des personnes atteintes du diabète (pourquoi ne pas vendre des cigarettes au profit des cancéreux, tant qu'à y être!) et voulait dresser son stand près des guichets.

Finalement, 10 heures sonna. La préposée vint ouvrir la porte et un tohu-bohu de fringants «p'tits vieux» déferla vers les guichets, à une vitesse qui rendrait un sprinter olympique jaloux. La malheureuse fut piétinée et l'unijambiste gagna l'épreuve en sautant par-dessus les barrières d'aiguillage. Je terminai bon dernier, condamné à admirer, en attendant mon tour, les oeuvres de la «peintre sur le tard» (si vous me permettez une brève appréciation de l'exposition, je dois dire que le moins affreux de ses paysages animaliers était la toile représentant une hirondelle allaitant ses deux petits...).

En pensant, anxieux, à différentes formulations pour annoncer mon vol, mon attente fut assez courte. Je m'avançai vers le guichet qui venait de se libérer, la main enfoncée dans mon manteau, prêt à sortir mon fusil à mastic. Comme j'allais crier «Tout le monde fait le mort sinon vous l'êtes pour de vrai!», la caissière, qui me reconnut aussitôt, me lança un gentil «bonjour mon beau brun, t'as l'air de bonne humeur à matin», ce qui me désarma totalement. Je renonçai sur le coup à mon projet et je me contentai de retirer la moitié de ma fortune, c'est-à-dire dix dollars.

Frustré de n'avoir pu exercer ma vengeance sur les capitalistes, je retournai penaud vers la sortie. Ce fut à ce moment-là que la vendeuse de chocolat tenta pour la huitième fois de me faire acheter ses barres de merde. Ce fut, comme on dit, la crotte qui fit déborder la cuve. À la pointe de mon fusil à mastic, j'obligeai la solliciteuse à bouffer toutes ses barres de chocolat. Jusqu'à la dernière.

La police arriva sur les lieux du crime au moment où elle vomissait. J'écopai de quatre jours de travaux communautaires, précisément pour nettoyer le plancher, les murs et le plafond de l'institution bancaire. Or, c'est ainsi que je devins le Profanateur et que je développai cette aversion marquée pour la planète entière, en attendant bien sûr que nous découvrions de la vie sur d'autres planètes et que, dans cette perspective, je puisse étendre davantage mon champ de détestation.

Michel